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13 septembre 2015 7 13 /09 /septembre /2015 20:15

Les dégradations subies par l’œuvre d’Anish Kapoor exposée à Versailles ont relancé dans la presse le débat sur l’intolérance face à l’art contemporain. Le problème peut, à mon avis, être élargi. Il ne se limite pas aux groupuscules royalo-catho-identitaires casseurs de « Piss Christ » et perforateurs de plug anal géant (« dans ton cul » pour les défenseurs de la langue française). Il concerne tous ceux qui ne supportent pas l’existence d’objets auxquels ils prêtent, d’une certaine manière, un pouvoir magique. Les talibans dynamiteurs de statues de Bouddha ou leurs cousins de Daech destructeurs de temples palmyréens suivent le même mode de fonctionnement. Ce sont des iconoclastes. Or un iconoclaste est aussi éloigné de la raison et de la liberté de pensée que l’est un iconodule adorateur de reliques et d’images pieuses. Les uns et les autres accordent à un simple objet une puissance surnaturelle. Croire qu’on rend hommage au seul vrai dieu en cassant une statue à coups de masse requiert une dose d’obscurantisme équivalente à celle qui pousse à imaginer qu’on va guérir ses hémorroïdes en touchant la cent-cinquante troisième phalange recensée du pied gauche de Saint-Glinglin.

Les malheurs du « Dirty Corner » d’Anish Kapoor ont réveillé en moi des souvenirs vieux d’une quarantaine d’années. J’entrais dans l’adolescence, et passais des vacances en Espagne. Mes parents avaient fait le voyage avec des amis, dont les deux fils étaient mes copains d’enfance. Le plus jeune avait mon âge, et l’aîné était pour moi une sorte de grand frère. Il était sportif, sympa, cool ; un vrai modèle pour un gamin comme moi. Ayant lié des contacts avec des habitants du cru, mon père et ma mère reçurent de leur part un cadeau, un crucifix fabriqué avec de vieilles pinces à linge en bois collées. Présent modeste, certes, mais le niveau de vie des Espagnols de l’époque n’avait rien à voir avec celui de ceux d’aujourd’hui, même les plus affectés par la crise économique. Ce Christ en matériau de récupération était significatif non seulement de la pauvreté des Espagnols, mais aussi de leur attachement à la religion catholique et à ses symboles (même s’ils détestaient le régime franquiste finissant). Mon père est issu d’une famille de « rouges » du Limousin, il n’a pas été baptisé, et d’ailleurs mon grand-père paternel n’a jamais de son existence mis les pieds dans une église. Ma mère vient d’un milieu plus classique, avec une coloration religieuse fadasse, qui vous fait aller à la messe une fois par an pour récupérer un bout de rameau béni (comme les médecines douces, si on peut penser que ça n’est pas efficace, au moins ça ne fait pas de mal) ; et encore ce genre de superstition lui a passé depuis longtemps. Autant dire que le crucifix en pinces à linge ne signifiait rien de plus pour eux que la gentillesse des gens qui le leur avaient offert. Pour cette raison, il trônait en bonne place dans l’appartement de location. Un jour, venu passer la soirée chez nous avec sa famille, le copain que je considérais comme mon grand-frère l’a vu, et je n’ai pas oublié la violence de sa réaction. La vision de ces quelques pinces à linge l’a métamorphosé. « Heureusement qu’ils ne nous pas filé ça, à nous, sinon ça volait à l’autre bout de la pièce ! ». Je ne l’avais jamais vu dans un état pareil, comme s’il était devant quelque gri-gri maléfique dont il craignait l’influence.

Ce jour-là j’ai appris à quel point un objet, un dessin, un symbole peut acquérir sur l’esprit humain un pouvoir immense, le pouvoir que nous voulons bien lui accorder. Depuis, j’ai toujours observé les transes mystiques qui accompagnent les processions religieuses sinuant derrière des statues de la vierge ou l’état second des fidèles grecs faisant la queue devant le cadavre momifié de Saint-Spiridon avec le souvenir de ces petite pinces à linge collées ensemble. J’y pense aussi lorsque des foules enragées attaquent des ambassades à cause de quelques traits de crayons sur un bout de papier ; ou que des gens pètent les plombs à cause d’un gros machin vert gonflé, d’un entonnoir géant ou d’un crucifix plongé dans l’urine. Je me souviens de mon copain, et j’ai envie de leur crier : « Hé, mon pote, reste cool, c’est juste quelques vieilles pinces à linge ! »

Mais c’est inutile. Le syndrome du veau d’or a frappé. Des foules, comme les Hébreux qui s’étaient égarés, peuvent se prosterner devant ; d’autres, tel Moïse descendu de la montagne, peuvent le déclarer impie, infâme, bon à détruire. Et pour cela, pour un objet, un tableau, une statue, un fragment de squelette, des hommes s’entretueront.

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